[Tribune] RSE : Vers une (r)évolution des modèles de comptabilité
RSE : Vers une (r)évolution des modèles de comptabilité
La comptabilité joue un rôle crucial dans la valorisation des entreprises. Avec les enjeux de développement durable, la comptabilité opère sa révolution pour intégrer les impacts sociaux et environnementaux au même titre que les performances financières. C’est ce qu’expliquent Fazil Boucherit et Florent Jouanny du cabinet de de conseil en transformation durable chez Axys.
Au fil des années et avec le renforcement des réglementations (notamment avec l’entrée en vigueur prochaine du reporting CSRD), la RSE est devenue une composante stratégique essentielle des organisations. L’Accord de Paris 2030 sur le réchauffement climatique a renforcé l’urgence d’intégrer des pratiques durables dans les entreprises, ce qui a conduit à un besoin croissant de transparence et de responsabilité dans la gestion des impacts environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG). Cette évolution a donné naissance à un concept révolutionnaire dans le monde de la comptabilité : la comptabilité intégrée ou multi-capitaux, qui pourrait transformer radicalement la manière dont les entreprises mesurent et gèrent leurs performances.
Traditionnellement, la comptabilité se concentre sur la mesure des capitaux financiers, à savoir les actifs, les passifs et les flux de trésorerie. Cette vision ne parvient cependant pas à capturer l’ensemble des impacts d’une entreprise sur la société et l’environnement. La comptabilité intégrée cherche à remédier à cette lacune en incluant également les capitaux naturels, humains et sociaux dans les états financiers. Cette approche vise à traduire les activités de l’entreprise non seulement en termes économiques, mais aussi en termes d’impact sur les ressources naturelles, la qualité de vie des employés et des communautés, ainsi que sur la stabilité et la santé des écosystèmes.
Une économie plus durable à travers l’approche multi-capitaux
L’intégration des capitaux multiples dans les états financiers représente une étape vers une économie plus durable. En quantifiant la valeur des capitaux naturels et humains, les entreprises peuvent mieux comprendre les conséquences à long terme de leurs actions, favorisant ainsi une gestion plus responsable et équitable. Cette approche transforme le rôle de la comptabilité, qui passe d’un simple outil de mesure de performance financière à un levier stratégique pour la durabilité.
Le mouvement pour une comptabilité multi-capitaux est déjà en marche en Europe, avec des organismes tels que l’EFRAG (European Financial Reporting Advisory Group) et l‘International Sustainability Standards Board (ISSB) qui jouent un rôle clé. Ces initiatives cherchent à standardiser les pratiques de reporting sur les impacts sociaux et environnementaux des entreprises, créant ainsi un cadre mondial pour la comptabilité intégrée. La promulgation du reporting CSRD – qui va impacter une très large part des entreprises – constitue un terreau favorable pour le développement d’une comptabilité multi-capitaux, à travers la prise en compte d’éléments de résultat et de performance extra-financier.
La recherche française à la pointe
Parmi les modèles qui illustrent cette nouvelle forme de comptabilité, la recherche française se distingue par son caractère innovant et ses contributions pionnières, offrant de nouvelles perspectives pour mesurer et améliorer la durabilité des entreprises à travers des modèles de comptabilité appliqués.
Le modèle CARE par exemple propose une approche innovante en intégrant les capitaux extra-financiers, tels que le capital naturel et social, dans la comptabilité financière traditionnelle. Cette méthode permet de mesurer et de quantifier la dégradation de ces capitaux en termes financiers, offrant une vision plus complète des impacts environnementaux et sociaux de l’entreprise. Contrairement à la comptabilité classique, qui considère le capital principalement comme une dette à rembourser, CARE met en avant l’importance de suivre et de valoriser les ressources naturelles et les impacts sociaux. Cette approche cherche à rendre visible la consommation de ressources et les externalités négatives, souvent ignorées dans les modèles comptables traditionnels.
Autre exemple, le modèle « LIFTS », développé par des chercheurs au sein l’école de commerce Audencia, va au-delà en prenant en compte les limites planétaires et les fondations sociales dans l’évaluation des entreprises. Il s’agit d’une méthode intégrative qui incite les entreprises à adopter des pratiques durables, alignées sur les capacités écologiques de la planète (les « limites planétaires ») et les besoins essentiels des sociétés humaines (les « fondations sociales »). Des budgets sont définis pour chaque limite et fondation ; des bilans et comptes de résultat dédiés sont produits en lien avec le plan de compte de l’entreprise, états financiers et non-financiers étant articulés pour une vision 360 degrés de la performance.
Défis et opportunités
L’adoption de la comptabilité multi-capitaux n’est pas sans défis. Elle doit intégrer les attentes diverses des parties prenantes de l’entreprise et répondre aux exigences de fiabilité de la comptabilité traditionnelle, tout en étant suffisamment flexibles pour s’adapter aux business des entreprises.
Cependant, la comptabilité multi-capitaux est une véritable opportunité pour l’entreprise. En intégrant les capitaux naturels et humains dans les décisions stratégiques, les entreprises peuvent non seulement améliorer leur résilience face aux crises environnementales et sociales, mais aussi renforcer leur attractivité auprès des investisseurs soucieux de durabilité. C’est aussi un outil de transformation du modèle d’affaires de l’entreprise, en réinterrogeant sa chaîne de valeur amont/aval et en amenant à repenser les leviers de création de valeur.
La comptabilité multi-capitaux marque une avancée significative dans l’intégration des enjeux RSE au coeur des stratégies d’entreprise. En élargissant le cadre traditionnel de la comptabilité pour inclure les capitaux naturels et humains, elle permet de mesurer la performance des entreprises de manière plus globale et holistique. Bien qu’encore expérimentale et mise en oeuvre par un nombre limité d’entreprises, parmi lesquelles figurent des pionniers comme Danone et Kering, cette approche peut être un outil puissant pour orienter l’économie vers des pratiques plus responsables, où la notion de valeur est étroitement liée au bien-être social et environnemental.
Fazil Boucherit
Directeur BU conseil finance et est
Florent Jouanny
Directeur en finance durable et performance management